Damiana, le roman de Vincenzo Muscarella traduit en français par Claire Baratto et Hevelyn Matera.
Avec lien vers le disque virtuel “Si lu me amuri fussi musica… (Si mon amour était musique...)
A partir des années soixante-dix, sur un laps de temps assez court, la Sicile change radicalement. On passe – du jour au lendemain – de l’immobilité séculaire du monde paysan à la modernité, qui devient très rapidement postmodernité et se transforme vite en globalisation et finalement en glocalisation. Pour cette dernière, est apparu récemment un besoin de « s’enraciner localement » qui aurait pu rapidement entrainer un retour au monde (physique et culturel) d’antan. Mais il n’en fut rien. Au contraire, ceux qui ne s’étaient jamais éloignés de ce monde (désormais plus physique que culturel), n’ont vu (et continuent de ne voir) que désertification et appauvrissement des lieux « de l’intérieur », toujours plus marginaux et marginalisés à dessein (et symboliquement) par une « non-politique » de viabilité. En constatant peut-être aujourd’hui les pires effets de ce changement enclenché dans les années soixante-dix, nous sommes saisis par une sorte de mélange d’intérêt et de curiosité pour ce qu’était ce monde à l’instant précis où le dit, changement, a démarré et s’est rapidement accompli. Le récit d’univers culturels, de valeurs, de visions, de personnages, de lieux, de transitions sociales et culturelles, de passages du blé au béton, du féodalisme aux réformes agraires, de la campagne à la ville. Et c’est la campagne, avec ses petits villages, son arrière - pays immobile, sa « transition nécessaire », qui sert de décor au roman de Vincenzo Muscarella. Dans ce décor évoluent des personnages dont la portée culturelle appartient désormais au monde perdu de la pré-modernité, et d’autres au contraire qui incarnent l’élan le plus sincère et le plus profond (mais peut-être aussi le plus naïf ) vers le « nouveau ». Il y a du bon dans ce vieux monde, tout comme il y en a aussi dans le nouveau. Des ingrédients riches pour construire une histoire intergénérationnelle qui oppose les vieux aux jeunes, car elle met en tension leurs valeurs (et leurs mondes) respectives. Mais il y a vieux et vieux, et il y a jeune et jeune. Il y a du bon et du mauvais. Il y a d’un côté une famille mafieuse qui, au sein d’une petite communauté, fait la pluie et le beau temps, et il y a une famille de gens bien, qui subit les décisions. Mais il arrive un moment où le mécanisme s’enraie. Certaines vexations et abus ne peuvent être tolérés, même lorsque ceux qui devraient se révolter ne le font pas, par peur ou par lâcheté. Damiana, femme et mère, va devoir arranger les choses. Elle le fera au travers d’une action indirecte, mais chargée d’une violence innommable, que seul le désespoir le plus sombre peut dicter et justifier. Au final, c’est justement ce désespoir, que nous ressentons en même temps que la protagoniste du roman, qui finit presque par rendre sa dramatique décision acceptable à nos yeux. Mais c’est peut-être aussi parce que l’auteur nous fait ressentir dès le début de l’empathie pour cette femme extraordinaire qui prend les choses en main et essaie de trouver une issue à ses drames, qu’elle finit d’ailleurs, en quelque sorte, par trouver. Et donc Damiana n’est pas très différente, à bien des égards, de certaines femmes que nous avons connues (et aimées) dans l’horizon culturel de ce qui reste, s’il en reste encore, de la « civilisation paysanne ». Des femmes qui tenaient les rênes de la famille, prenaient les décisions importantes pour tout le monde, « administraient », au fond, leur destin et celui d’autrui. Et souvent, paradoxalement étaient même un tantinet machistes (comme le sont, après tout, le femmes « modernes » qui trouvent cacophonique la féminisation de mots tels que ministre, maire, assesseur, lorsque ce rôle est exercé par des femmes. Mais ça, c’est une autre histoire). Le récit de Muscarella est très beau – avec son rythme soutenu, son angle mesurément ethnographique -, intéressant du point de vue linguistique pour l’utilisation judicieuse des inserts vernaculaires (toujours marqués sur le plan graphique) qui sont très pertinents et ne donnent jamais l’impression de se trouver là juste parce que, dans l’ère post-Camilleri, on est obligé de rajouter le petit mot de dialectal, ou pour un effet de mode, surtout si le récit ou le roman se déroulent dans le sud. Et puisque le livre célèbre les femmes et leur force, on salue également l’initiative d’intégrer à la publication celle d’un collection de chansons dédiées ou construites autour de différents personnages féminins, et chantées par de grands artistes. Il est également intéressant de tenir compte du fait que ce livre est le premier d’une série. Damiana ouvre la voie et annonce d’autres récits d’auteurs différents, dont l’action se situe dans chacun des villages qui se trouvent le long de la Nationale 120. Ces villages, à partir du premier que l’on rencontre en quittant la côte nord (Cerda, le village natal de Muscarella), pour s’aventurer ensuite vers les Madonies (en passant par Caltavuturo, Castellana, Polizzi, les deux Petralie, Geraci, où se trouve le siège de la maison d’édition Edizioni Arianna, qui publie Damiana en Italie), sont reliés par une solidarité culturelle exceptionnelle, dont bien sûr la langue aussi est le miroir. Les locuteurs de ces communautés utilisent des mots comme famìgghia, négghia, ghiòmmaru, en retenant le modèle palermitain de transcription et prononciation dérivé des anciens phonèmes latins LJ, BL, GL. La prononciation en -gghi- a dû remplacer les prononciations du type famiglia ou famiLLa, qui étaient présentes précédemment en Sicile. On peut donc vraisemblablement imaginer que l’innovation -GGHI-, adoptée dans un premier temps dans le chef-lieu, se soit répandue le long de la Route Nationale 120. Et ce phénomène nous révèle alors que les villages qui longent la Nationale ont des points communs qu’il est urgent de découvrir et valoriser. Nous devons donc être reconnaissants envers Arianna Editions qui a élaboré la construction d’un parcours de narrations le long de cette Route et également envers Vincenzo Muscarella qui, avec Damiana, a magistralement inauguré ce parcours. Roberto Sottile, Introduction Lien vers le livre
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